LE FUGUEUR TEXTE DE MICHEL CAPMAL PRESENTATION BRAN DU 2019 07 01 JANVIER
« Ce sont nos vies qui font la ville ».
(La municipalité de Dieppe.)
Présentation du texte de Michel Capmal :
Le Fugueur
Bran du : 29 12 2018
Le « retour aux sources » est un manifeste poétique, géo-poétique, permanent, universel, pluri-générationel, évident, salutaire, élémentaire et fondamental, essentiel pour tout dire...
Cela relève en tout lieu et en tout instant d'une primordialité de pensées et d'actes en adéquation avec elle...
Une telle proposition « coule de source » et ce ruissellement et autant fait de sèves que de sang propice à irriguer les artères d'une humanité sclérosée par toutes ses défaillances et menacé autant de caillots que de chaos...
Chaque continent, chaque période de l'Histoire, chaque légende, chaque conte, chaque récit contient, plus ou moins affirmée, l'expression d'une sagesse qui invite à faire « retour à l'Origine », seule possibilité de se vider des conditionnements accumulés par des idéologies déversées à grand renfort de peur et de menaces, dans un cœur humain hélas très sensible à de telles manipulations...
La poésie comme le poète, « citée » à comparaître devant le tribunal d'une nouvelle forme d'inquisition, plus sournoise que les précédentes, se doit de répondre par son Souffle et son Verbe à l'absurdité, à la stupidité, à l’imbécillité, érigées en œuvre d'art et en valeur suprême !...
Certes, la poésie jadis « reine de tout royaume », emblème de toute véritable souveraineté, a grandement disparue de nos « cités », non pas qu'elle n'existe plus (en fait elle demeure omniprésente), mais parce que nous ne possédons plus les yeux, les sens, les oreilles pour la voir, la réfléchir, l'entendre et l'incorporer en nos « vibrations de vie »...
Elles est devenu une forme de niaiserie pour adolescent attardé et boutonneux, synonyme d'ennui quasi mortel...
Elle est massivement rejetée de tout exercice de convivialité et moquée en ses expressions dès qu'elle ose se manifester...
Jadis, la Ville était en elle-même et par-elle même « poésie » et ses architectures diverses et variées, mystérieuses et énigmatiques, ses quartiers singuliers, ses cours, ses impasses, ses jardins secrets prédisposaient à l'émergence ou à la fulgurance d'un sentiment d'enveloppement et de pénétration....
La ville et la citée ont pour « genre » le féminin, elles partagent avec cette polarité d'innombrables ruelles, détours et parcours qui sont autant de labyrinthes menant au seuil d'une Femme qui réside à demeure en sa cour d'amour....plus ou moins inaccessible !
Pas plus que le féminin, la ville ne se découvre, ne se met à nue...
La découverte ne se peut que par le guidage du féminin lui-même... En fait nulle « découvrance » si l'homme n'est à la fois poète et amoureux.... (Il n'est que de relire pour comprendre cela l'ouvrage où André Breton vagabonde aux bras de Nadja dans un Paris devenu chambre nuptiale et écritoire pour plume poétique !)...
Une recommandation : inutile de parcourir les rues, les places, les squares, les monuments... si l'amour ne vous donne pas le bras !
...///...
Michel Capmal est poète, et né poète, vit poète, respire en poésie sans aucune concession envers ce qui le détournerait, ne serais-ce qu'un instant, du « service cette Dame » à qui il voue toute sa tendresse, toutes ses attentions et la plus douce et intense de toutes les divines fièvres, de tous les plus fous frémissements...
La question pertinente, lucide, totalement recevable a été posée ; à savoir « Pourquoi (encore) des poètes en temps de crise ? »
Elle précède et suit une toute autre interpellation aussi « majeure » : « Peut-on (encore) habiter poétiquement ce monde ? »....
Michel Capmal, arpenteur s'il en est de l'espace urbain et citadin, répond à sa manière, à sa façon, à de telles interrogations en mettant en rapport, en relation, mais aussi en lumière et en « vibrations », le poète et la cité au sein de laquelle déambulent ses pensées, ses visions, ses perceptions, ses entendements qui enchevêtrent leurs fils sur la trame interpellatrice et interrogative...
C'est ouvrage de haute-lice que cela reliant toute horizontalité citadine à une verticalité céleste qui l'a transcende posant son épée d’adoubement sur les épaules ouvragées des cathédrales et autres bâtiments de gloire dignes de leur élévation...
La ville, la citée, non pas livrée à un feu prométhéen devenu symbole de destruction et « d'enflammements » boursiers et spéculatifs, mais offerte à ces braises aimantes qui font rougeoyer le foyer du cœur, l'âtre des pensées et danser des spirales ignées qui s'élèvent dans les hauteurs....
Toute fugue est une forme d'évasion, de délivrance, d’échappatoire. Elle n'est jamais un recul car on ne saurait fuir qu'en allant de l'avant... Et que fuit-on sinon un état antérieur suffisamment insatisfaisant pour mettre en œuvre une volonté et un désir, un élan et une pulsion, une dynamique, des énergies et une utopie comme moteur et courroie de transmission, entre un état et un autre (entre un « moins », un « mal » être et un « plus », un « mieux » être !)...
Quelques vagues nostalgiques peuvent parfois lécher le rivage, mais c'est la grande marée du devenir qui importe ici d'annoncer sur les grèves de l'inertie, de l'indifférence, de l'apathie, de la morosité ambiante, de l'artifice, du factice, sur les rives de l'illusion consumériste et du désenchantement notoire...
Un poète est porteur de sel et d'écume, il est fils d'océan !
Celui-ci a connu en ses garrigues natives l'enfantement solaire et, de ce fait, il est le plus amène à déchiffrer pour nous « l'insécable noyau de nuit »...
L'inventaire citadin et urbain est fait de l'état des lieux et des situations...
Rien à brader des anciennes « architextures » humaines, mais tout à « revisiter » poétiquement, tout a rénover spirituellement, philosophiquement, socialement et culturellement....
Nous ne pourrons espérer « changer la ville » si ceux et celles qui l'habitent n'aspirent pas eux-mêmes au changement et faut-il encore que celui-ci s'opère d'abord en chacun et en chacune....
Dominent ici, pour tissu de la métropole, le fer, l'acier, le verre, le plastique, le ciment, les espaces publicitaires, les panonceaux les plus divers, l'affichage intempestif et envahisseur... Et toutes ce lumières qui aveuglent plus qu'elles n'éclairent !...
Le poète lui nous fait d'abord entrer dans la pleine nuit, nous amène à toucher les os de la terre dans les catacombes de l'oubli...
Il fait de nous le creuset, l'athanor, la matrice de nos propres éveils, de nos propres gestations, mutations, transformations...
Nous sommes poétiquement avec lui et par lui, la « Matéria Prima », l’œuvre préliminaire du "corbeau"...
Il nous faudra encore les braises rouges de l'amour pour éparpiller les cendres de nos renoncements, de nos abandons, de nos désertifications, de nos craintes et de nos doutes...
Sans cela, nous ne saurions rejaillir à la blanche Lumière !....
L'alchimie est une expérience et sans aucun doute la plus fabuleuse de toutes celles qui en découlent...
Transformer une ville est une œuvre alchimique et celle-ci consiste à faire ici de l'inertie, de l'apathie, un « mouvement » proche de la danse et des enlacements premiers....
Il s'agit de redonner vie, densité et intensité de vie, à un vivant « momifié »....
L'oeuvre achevée pour ce qui lui revient d'ouvrage, il sera temps alors de retourner à la forêt, de prendre branches et feuilles...
Suivons, voulez-vous le poète en ses flâneries, en ses dérives, en ses errances et pérégrinations.... Nulle autre guide pour nous mener des sens à l'Essence...
Place au Texte :
Le Fugueur
Le Poète dans la Cité…
« Il y a des poètes partout » disait-on à l’époque post-Mai 68.
En effet, il y a des poètes civilisés, des poètes citadins et citoyens, des poètes résidant en résidence, des poètes inconnus ou reconnus, des poètes qui s’ignorent, des poètes qui détestent le poétiquement correct, et peut-être encore des poètes maudits, comme jadis !
Mais en cette époque de crise, dite « de civilisation », Poète et Cité, sont-ils compatibles ? La Poésie est un engagement de tout l’être. Une telle affirmation est devenue évidence et certitude pour quelques-uns et quelques-unes qui ont franchi la ligne de démarcation (en pointillés, et pas toujours évidente) entre espace de division et d’opacité et espace ramifié en courants de fluidité et d’aimantation.
Je prendrai pour exemple un poète rien de moins qu’ordinaire et éminemment singulier (cela n’est pas contradictoire) qui ne poétise pas, et n’écrit que de rares poèmes. Un poète qui marche dans la ville, et traverse l’espace de la ville avec son corps de poète. Etablissant ainsi une relation physique, sensible, passionnelle, avec la Ville. Il a écrit jadis : « J’aime cette ville comme on aime une femme ! » Il peut, par moment, devenir l’homme des foules. Et s’abandonner au jeu innocent et dangereux de s’identifier à telle ou telle personne inconnue et apparemment très loin de lui, selon les normes sociales. Cette plasticité lui est accordée par un ancrage inexpugnable du centre de la terre à la gravitation des étoiles. Il se tient ailleurs tout en sachant parfaitement être là. (Il possède bien un téléphone portable, lui aussi, mais l’oublie souvent. Il est donc ni « géolocalisable » de façon permanente ni « joignable à tout instant ».) Poète ? Oui, mais il ne se présente qu’en de rares occasions comme tel. Avant-courrier d’un peuple à venir, électron libre d’une tribu dispersée ? « Je suis personne… » dit-il parfois. Cette curieuse affirmation n’étant ni une provocation facile ni un aveu ostentatoire de désespéré. Il oppose un vide à ce qui lui apparaît comme une béance incommensurable, ou bien un vortex gigantesque et redoutable en constant dysfonctionnement. Ce vide, le sien, est une vacuité, un vide plein tout proche de ce lieu si énigmatique désigné, jadis, par ces mots devenus incompréhensibles : l’insécable noyau de nuit.
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Il a quelque peu publié, juste ce qu’il fallait. Réfractaire, en-dehors, dissident. Les bien-pensants ajouteraient volontiers :
« Un inutile ! Un borderline ! » La meilleure part de lui-même se meut hors du temps des horloges serviles. Il marche dans sa grande année, d’un bout à l’autre de la ville, dans son propre temps. Romantisme, symbolisme, surréalisme ne sont pas chez lui des références littéraires encore recyclables sur le marché culturel, et utilisables pour une énième thèse, mais des entités agissantes vers une poétique autre. C’est comme si sa mémoire reconnaissait dans la Ville les traces et vestiges, encore décelables ici ou là, des époques et strates correspondantes, en dépit de la contemporanéité normative et de la muséification pour tourisme de masse.
Il a « lu tous les livres », et le voici prêt à disperser sa bibliothèque tentaculaire. Car sa grande année va bientôt s’achever à l’autre extrémité de la Ville. Il pourra enfin en sortir. Et retourner vers les forêts. Une traversée à multiples parcours commencée jeune, désinvolte et libertin, et déjà fugueur obstiné. Prenant plaisir à « perdre son temps » en allant dès le matin au hasard des rues. Et ne faisant qu’entrer et sortir dans les salles de cours, tout en s’accommodant d’expédients quant à la nécessité de survivre « matériellement ». Flânerie, déambulation, pérégrination ou dérives. Mais la Ville vivait encore. Et n’était pas devenue irrespirable et inhabitable. L’avenir préférait ignorer la prochaine dictature des algorithmes. L’élégance, aussi bien vestimentaire que morale, n’avait pas tout à fait disparu. Les salles de cafés accueillaient le méditant et le rêveur avec son livre pour lire et ses feuillets pour écrire, ainsi que pour de longues discussions. Et les bars restaient ouverts tard la nuit. Il n’a donc fait aucune étude suivie mais s’est toujours tenu passionnément au courant de tout ce qui importait, en surface et en profondeur ; et a su rencontrer ceux et celles qui correspondaient aux divers détours de son existence. Ne pouvait concevoir pour lui-même qu’une vie brève, son devenir a été celui du nomade paradoxal et du chercheur indépendant. Et par ce qui, chaque fois, lui paraissait assez plaisamment comme un malentendu récurrent, il fut assez souvent invité dans des cercles restreints comme s’il allait de soi qu’il possédât les mêmes légitimations que celles de ses hôtes, la plupart universitaires accomplis. Mais il ne fait que passer. Dans la ville, son vrai travail consiste à capter le maillage ultra-sensible des courants et lignes de forces magnétiques du grand corps collectif, fort malade et inconscient de ses réelles possibilités d’accomplissement. Ainsi, il ne chante pas les louanges des bienfaits empoisonnés du productivisme démentiel, mais, comme malgré lui, le voici à certains moments, amplificateur et régulateur d’énergie. D’énergie vitale pour le décloisonnement des espaces superposés en prisons mentales, afin que souffle et circule un grand vent océanique ! A l’idée de cité idéale, il préfère ville invisible ou ville souterraine. Au jour le jour et nuit après nuit, et d’abord par le langage, il tisse et affine son propre espace. Son grand poème, élaboré avec une patience infinie, est une cartographie organique et secrète de la ville.
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Une espace d’incarnation. Un espace à la recherche de sa mise en rapport avec le cours de choses. Et c’est un tel rapport qui permet de concevoir la poésie en tant que communication généralisée.
A partir d’une pratique d’exception, toujours menacée d’exclusion. Et c’est d’un tel rapport dont il a eu, depuis toujours, l’intuition, et qu’il connut parfois, dont il fit l’expérience de façon directe, immédiate. « Seul un poète pourrait encore nous sauver ! » serait-on tenté de s’écrier devant cet ensorcellement du monde, et tant de dévastations, en paraphrasant Heidegger. Ni dieu, ni démon ! Mais un certain rapport au monde, aux autres et à soi-même. Par une approche fervente et respectueuse du non mesurable, du non calculable, de l’infinitésimal, de l’indécidable (comme disent les mathématiciens) de ce qui a été rendu invisible, imperceptible. Par la redécouverte d’un flux d’énergie aujourd’hui insoupçonné, et de son irradiation silencieuse. Vers un salutaire renversement de perspectives qui ne passera pas nécessairement par chaos et violence sans frein (le Vortex en produit suffisamment !) mais par une longueur d’ondes adéquate à partir d’un son, (un quart de ton) un geste esquissé, quelques mots prononcés avec justesse à un certain moment et au bon endroit ; dans ces interstices devenant alors moments d’intensité.
Les villes furent la matérialisation encore habitable d’une succession de déraisons historiques. Mais toutes, dans leur inaboutissement, témoignaient d’une volonté de construire selon une « idée » qui n’était pas définitivement formatée par le marketing. Et longtemps, et tant bien que mal, l’air de ces villes palimpseste pouvait émanciper. La forme d’une ville, les noms de quelques-unes de ses rues qui correspondaient à une vie réelle, et où vivaient les classes dites laborieuses, et donc dangereuses, (selon le titre d’un ouvrage de Louis Chevallier, et aussi auteur de L’assassinat de Paris) et de soudaines rencontres contribuaient à l’âpre sentiment de la joie d’être. Alors que la démesure de la ville « post-moderne » et «thermo-industrielle» devenue métropole et mégapole, aboutit, par la magie noire de la technofinance, et son architecture souvent carcérale, à un nulle-part parfois ostensiblement habillé de vert, et surtout suréquipé de tout l’appareillage de la prétendue intelligence artificielle. Les décideurs, les maîtres d’œuvre, les maîtres d’ouvrages, ignorant ce que « habiter » veut dire, sont les serviteurs du tout économique. Afin de « densifier » et « moderniser » le Vortex dévorateur d’espace et de temps et d’énergie vivante. Voici venu l’ère des smart cities.
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Mais cette Ville pourrait encore s’appeler Paris, malgré tout ! Malgré les Grands Projets Inutiles programmés ici ou là, comme celui d’Europacity au Triangle des Gonesses, ou du « Grand Paris. » Malgré l’effacement de l’ombre bienfaisante par le tout électrique. Cependant, le goût de vivre sa vie, même au jour le jour, s’est mué en ressentiment collectif qui empoisonne d’autant plus les corps, les cœurs et les esprits qu’il provient d’une gigantesque force d’inertie, et y retourne sans nulle espérance ; creusant et amplifiant le Vortex. Dans l’ombre portée de la Ville se profilent les grands mythes et symboles dégradés en une monstrueuse créature d’outre-espace. (Il n’est pas indifférent que la municipalité de Dieppe ait décidé de mettre en exergue ce slogan : « Ce sont nos vies qui font la ville ». Mais oui, c’est exactement cela. Quant à Paris sa fière devise est toujours : Flutuac nec mergitur. « Il est battu par les flots mais ne sombre pas ». Devise rendue officielle par le baron Haussman, préfet de la Seine, en 1853, puis symbole de résistance au terrorisme en novembre 2015.)
Paris appartient d’abord aux parisiens, comme on dit souvent, c’est-à-dire à ceux et celles qui aiment et habitent cette ville et qui refusent de la laisser détruire. Paris chef-d’œuvre en péril. Et cela depuis le début de sa fondation. Mais pour ne pas s’en tenir à l’indignation incantatoire, imaginons, (oui, imaginer n’est pas seulement une fuite devant le réel, ou une façon de rendre supportable l’insupportable) imaginons juste un instant, un instant gagné sur la précipitation du mouvement brownien de la vie vite dans la ville, que, par on ne sait quel sortilège ou plutôt par quel pataquès électoraliste, ce qui se présentait comme inoffensive provocation anarcho-gauchiste devienne réalité, comme on dit. Un poète Maire de Paris. Un vrai poète, s’entend ! Pas seulement un chasseur de subventions, ni un « artiste » illusionniste au service de plus professionnels que lui en la matière. Un poète, tout simplement. Son non-programme proposerait un jour de lenteur. Reprenant opportunément le titre d’une œuvre fascinante du peintre surréaliste Yves Tanguy. Jour de lenteur…dans la guerre du temps. Jusqu’à ce que tout s’arrête et reparte (éventuellement) dans un autre sens, et surtout un autre rythme. Un rythme jusque-là inconnu où l’individuel et le collectif, et vitesse et lenteur seraient les polarités d’un mouvement porteur du sens de l’harmonie. Jusqu’à ce que retombe comme poussière la multitude de pollutions idéologiques et leurs effets dans les poumons et les cerveaux. Ces effets, sous la forme la plus familière et la plus aberrante appelée consumérisme. Les réseaux sociaux ayant, dans une large part pour fonction de servir de déversoir connecté pour toutes les innombrables frustrations ; enfin, disons aussi pour le meilleur et le pire ! De ce jour de lenteur, en émergerait un forum permanent. Un forum non dépendant de la technologie numérique mais irradiant une communication vive vers une haute conscience collective. Ce Maire-Poète ne serait pas un frère prêcheur pour « le vivre ensemble » mais plutôt une sorte de chaman, ou quelque chose d’approchant. Et son mandat de Poète-Maire-metteur en scène, serait provisoire comme il sied dans les jeux de rôles des apparences bien comprises.
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En ce jour de lenteur, on lirait inscrit sur les murs : On se déconnecte ! On se débranche ! … Des ondes négatives et des images parasitaires. Et disparaissent les panneaux publicitaires dont la vulgarité et la perversité deviennent brusquement insupportables, de même que tous les autres dispositifs énergivores. Et surviendrait tout naturellement le début de la réinvention de la Ville avec reterritorialisation des anciens villages et quartiers rendus à leurs habitants. Ainsi que l’heureuse confrontation à la question centrale : le mystère de l’existence. L’étonnement lucide d’être là, vivant. (Renouvelant les concepts d’Identité et de Territoire afin de surmonter leurs conflits.) Alors, pourrions-nous peut-être enfin nous regarder, nous parler, nous supporter et nous respecter les uns les autres ; et décider d’un grand projet. Celui de la reconquête de l’espace et du silence. Et d’une réorientation généralisée. N’en disons pas plus dans ce registre-là, celui de la fable, de l’allégorie, du rêve éveillé. Mais pas seulement.
En attendant ce très improbable événement aux plus prodigieuses conséquences, (étant donné que nous avons le poïen et la polis, et même le topos, soyons réalistes !
C’est-à-dire ressaisissons un fragment de logos.) on peut toujours passer le samedi matin place Saint-Fargeau dans le XX° arrondissement de Paris. Comme en de nombreuses villes du monde où les places publiques sont régulièrement et partiellement occupées par la volonté des habitants et résidents, une agora se tient là depuis environ deux ans ; depuis le début d’une mobilisation citoyenne contre l’implantation d’une énième grande surface dans l’ancien bâtiment du Rectorat de Paris. Et contre l’abus de position dominante du modèle de société dominant : le Super-Market, vitrine et cheval de Troie, hyper connecté et fort rentable, du lobby de la grande distribution, lequel après avoir détruit les centres vitaux de villes, grandes, petites et moyennes, a déjà commencé, à tout prix, à les réinvestir de façon totalitaire.
A cette agora hebdomadaire, tout le monde est invité à s’exprimer, contester, proposer, chanter, parler des choses de la vie, et de nos vrais besoins ; et par conséquent ressaisir et partager une libre pensée critique. Tout le monde, sauf les donneurs de leçons dont on a nul besoin pour savoir que local et global sont en interaction toujours plus rapide, et comprendre les limites du « citoyennisme ». Toujours est-il que cette sorte de mobilisation multiforme ne doit pas rester prisonnière de la même logique et des mêmes valeurs que les forces et les intérêts qu’elle veut combattre. Des gens vont et viennent, s’approchent et s’arrêtent, et nous disent comment se passe leur vie présente ; et dans ce comment il y a du commun. Parmi les projets, dits alternatifs, de l’association Carton Rouge : uneUniversité populaire, ou bien la même chose selon une appellation plus adéquate. L’important, c’est la mise en pratique d’une exigence de haute conscience contre l’ignorance et la peur. La forme coopérative semble la plus appropriée. Ce lieu singulier pourrait accueillir diverses singularités.
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Pour l’apprentissage tout au long de la vie, mais non pas pour participer à la course aux diplômes et à son monstrueux gâchis. Pour transmettre et affiner savoir-penser, savoir-vivre et savoir-faire. Par-delà le clivage absurde et destructeur manuel/intellectuel, concret/abstrait, et selon une autre conception du sacro-saint travail. Un culture forte et vivante pour relier. Et surmonter l’impensé de la béance ; c’est-à-dire le réductionnisme et l’enfermement auxquels se soumettent les humains. Par la constante mise en rapport des pensées conceptuelle et symbolique et de l’imagination créatrice ; si bien que savoir et sagesse commenceraient à se réconcilier. Pour œuvrer à une révolution culturelle, et par conséquent un vrai changement de mentalités. Le dénominateur commun est, nécessairement, une poétique. Une poétique plénière. Connaître « tout » de l’humain, et du non-humain ! Encore et toujours un rapport vivant et conscient au monde, à soi-même et aux autres, et à l’univers-multivers. Université populaire ? Avant la création d’un haut-lieu de résistance ? Assurément, un foyer d’énergie ouvert et irréductible aux idéologies politiques et aux dogmes religieux. Ainsi se présente le poète dans la cité. A proximité du centre mouvant de tout le vivant. Géopoète devant la guerre totale faite au vivant.
Petit exercice d’hallucination dirigée : Il y a quelques mois, en sortant d’une rétrospective d’Henri Rousseau au musée d’Orsay, j’ai vu, longuement et d’une manière absolument tangible, l’œuvre du « Douanier » se répandre dans le centre de Paris. Toute sa flore et sa faune, ses lions, éléphants, oiseaux de paradis, et reptiles antédiluviens. Une jungle gigantesque et foisonnante, non seulement se superposaient à la ville mais prenaient racine et se déployaient sous un ciel soudainement bleu intense. A l’opposé d’un décor publicitaire, ou de l’installation temporaire d’un Paris Plage, le somptueux paysage archaïque de ce peintre autodidacte, (paraît-il, nostalgique d’un paradis perdu, et ayant utilisé jusqu’à trente tonalités de vert !) surgissait avec tout son incomparable bestiaire ; et d’emblée organiquement inséparables de la ville. Peu à peu, les quais, les ponts, les monuments, les grands immeubles de prestiges, les boulevards, les rues, les gares, puis ensuite jusqu’aux lointaines périphéries ; tout un incommensurable espace urbain était désormais comme en symbiose avec cette magnifique profusion végétale. Fougères, yuccas géants, fleurs et fruits, une arborescence tropicale effervescente rejoignit les grands parcs et jardins, Buttes-Chaumont, Luxembourg, et les autres, et tous les squares compris. « Luxe, calme et volupté », aurait peut-être dit notre cher Baudelaire qui, rappelons-le une fois de plus, a aussi écrit vers 1860 : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel) … »
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Dans le Paris de Gérard de Nerval subsistaient encore de beaux restes du Paris médiéval. Mais le Paris de Baudelaire devint, avec le baron Haussman, un chantier permanent et, depuis, ce chantier n’a pas cessé. Ce chantier est aujourd’hui lieu de la guerre ouverte contre le vivant. Le monde d’hier de Stefan Sweig est désormais celui d’avant avant-hier ; un monde englouti dont quelques aspérités affleurent à la surface du quotidien. Un quotidien colonisé par la marchandisation généralisée. L’industrie du tourisme – arme de destruction massive, comme le démontre Jean-Paul Loubes dans un livre portant ce titre – nécessitant la conservation de quartiers et autres sites typiques en capacité d’accueil de flux continus de visiteurs solvables et suffisamment acculturés pour restés indifférents aux dégâts irréversibles provoqués par les aménagements destinés aux masses hallucinantes et hallucinées de pseudo-nomades téléguidés par les lobbies et leurs agences. La ville contemporaine, la ville-monde, se survit à elle-même selon un état d’autodestruction permanente.
Alors que dans la vie réelle (« la vie réelle » qu’est-ce à dire ?) les dernières abeilles trouvent (provisoirement) refuge sur les toits de Paris, on peut observer un certain retour du végétal dans l’espace urbain modernisé, parfois d’une façon quelque peu « sauvage » mais le plus souvent sous réserve d’obtenir un permis de végétaliser. Si bien que les diverses perturbations et pénuries, de jour en jour aggravées, et la surpopulation grandissante annoncée, imposeront dans un futur tout proche un permis de vivre. Une « mesure extrême » qui sera intégrée dans la prochaine normalité. Les prémices de cette « nouvelle normalité », qui sera identique à une normalisation, sont déjà visibles dans ce qui est encore loisible d’appeler la vie quotidienne, ou la vie ordinaire.
On pourrait alors supposer que ceux et celles qui voudront, malgré tout, leurs vies réellement insoumises s’exprimeront à la manière des amants Villiers de L’Isle-Adam à la fin de Axël : « Vivre ? Les néo-civilisés feront cela pour nous »
Et cette expression de lucidité apparemment désespérée n’aura rien de nihiliste. Le recherche de la « vraie vie » continuera, malgré tout. Mais absolument désabusée dans sa volonté irréductible de repassionner la vie-même, faisant ainsi écho à André Breton dans Arcane 17, et La lampe dans l’horloge, ouvrages d’un poète-voyant prêtant l’oreille aux « grands messages isolés », au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.
Paris a perdu son centre vital. Mais plusieurs autres centres de Paris sont apparus. Des centres de Paris inutilisables et indifférents à l’affairement industriel et financier. Au Jardin des Plantes, il est un magnifique cerisier japonais si vieux et si vigoureux, et aux branchages admirablement enchevêtrés, offrant ainsi un feuillage d’une telle envergure que l’on peut y pénétrer et y séjourner un long moment, ou bien un seul instant, comme en un abri végétal. L’opposé d’un blockauss de béton armé. La lumière est filtrée, les sons atténués. On en ressort apaisé, rasséréné, les yeux reposés, le regard prêt à saisir le merveilleux imperceptible. Ce lieu que représente cet arbre est un des centres magiques de Paris. Et il y en a bien d’autres.
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Recours, et retour aux forêts ? Même si leur destruction est aujourd’hui terriblement avancée. (On se souviendra du Waldgänger d’Ernst Jünger.) J’invoque aussi la forêt spirituelle d’un certain Moyen Age. La hutte d’un ermite qui parle aux oiseaux et à tous les autres animaux ; recherchant la formule d’une poétique profonde où viennent confluer les rameaux dispersés d’une connaissance à l’épreuve des cataractes du temps. Une connaissance des grands courants du vivant avec le minéral, le végétal, le sang, le sperme, le vent, le feu. Le poète dans la cité, s’il ne veut pas se laisser tout à fait dévorer par le Vortex, et devenir citadelle assiégée, ne peut qu’avoir, parfois, souvenance de ces antiques forêts. C’est ainsi que par une magie, qui est une forme de médecine et de science, il dépliera le plan de la Ville, au centre de la clairière. Ce qui fut son grand poème sur lequel il travailla tant d’années. La carte et le territoire viendront alors coïncider en toute exactitude, ouvrant ainsi un passage. Il pourra retourner une dernière fois dans la Cité, pour inscrire sur les murs : « Il n’est jamais trop tard. Il y a des poètes partout ! La Cité n’est pas interdite. »
Un certain Moyen Age ? Autrement dit, un espace-temps décalé du temps linéaire, et selon une perspective qui n’est pas nécessairement uchronie. Un retrait nécessaire dans un quartier intercalaire et une rue intersticielle, non loin des grands boulevards et cependant quasi-introuvable. Par conséquent, il ne s’agit pas exactement de cette invention des historiens portant sur un millénaire de l’ère chrétienne, période longtemps considérée comme « âge de ténèbres », entre la fin de l’empire romain et la fameuse Renaissance. Mais un espace-temps intensifié et habité par une présence déliée et reliée, et qui, pour se préserver, emprunte certaines apparences de notre quotidien en permanente perte de sens.
Une présence singulière qui habite le temps tel un espace inconditionné, et que nul horloger ou arpenteur ne pourra circonscrire de façon définitive.
( à suivre…)
Première version en juin 2018 pour le n°32 de la revue VOCATIF.
Michel Capmal.
Né en 1948 à Saint-Jean-de-Fos.
Vit à Paris et… Ailleurs.